Le discours du premier président de la cour de cassation devant les présidents de tribunaux
L’originalité française de la gestion de la Justice a longtemps conduit au silence institutionnel. Un ministre occupait l’espace de l’expression judiciaire, générant, comme ailleurs dans la fonction publique, un phénomène de contestation et de revendication. Des organisations professionnelles se sont formées pour porter la parole des magistrats, de sorte que l’autorité ministérielle a installé avec elles un dialogue inspiré du schéma employeur-salariés.
Ce système administratif banalisé a pu parfois brouiller les repères de la spécificité de la Justice, confiée par la Constitution à une autorité indépendante.
Votre Conférence, comme toutes les conférences fonctionnelles auxquelles l’institution a donné le jour, contribue à faire vivre son expression autonome, par-delà le dialogue social qui, pour nécessaire qu’il soit, ne suffit pas à remplir la vocation d’une autorité investie de responsabilités propres dans l’Etat.
Le thème retenu pour votre rencontre d’aujourd’hui permet précisément de retrouver les repères qui appellent l’ordre judiciaire, et, en son sein, les présidents des tribunaux de grande instance, à contribuer à la réflexion publique rendue nécessaire par la situation que traversent les juridictions et qui signe globalement l’échec d’un système de gestion.
Au-delà même du constat de l’asphyxie des tribunaux provoquée par l’inadéquation des moyens et des tâches, nous sommes interpellés par l’image négative que cet échec véhicule au sein du public, chez le législateur et dans les autres institutions, sur l’aptitude de la Justice à remplir sa mission.
Pour redresser cette image, les responsables des juridictions ne peuvent pas s’en tenir à la seule revendication de moyens supplémentaires dans le cadre d’un existant défaillant. Certes, cette revendication s’impose d’elle-même dans l’urgence, mais elle est insuffisante à garantir pour l’avenir une gestion sécurisée dans l’équilibre et la permanence.
Au cœur de cet impératif qui interroge notre capacité d’imagination collective, le thème indépendance et administration de la Justice que vous avez retenu nous adresse une double question.
Première question : Pourquoi l’indépendance de la Justice ? Ce concept a-t-il encore aujourd’hui un sens qui parle au public ? Doit-il et peut-il être encore défendu ? Ne doit-on pas l’englober dans un concept plus large, plus pédagogique, mieux harmonisé avec l’attente sociale ?
Deuxième question : Comment doit être organisée l’administration de la justice pour servir l’objectif d’indépendance ainsi redéfini et ne pouvoir être retournée contre elle ?
I) Poser la question de l’actualité et de l’efficience du principe d’indépendance n’est pas incongru.
On a coutume d’expliquer que l’indépendance est conçue, non pas pour le confort du juge, mais dans l’intérêt du justiciable. Il faut aller plus loin pour définir la nature et le contenu de l’intérêt que le justiciable trouve dans l’indépendance du juge.
En réalité, indépendance du juge judiciaire et défense des libertés individuelles sont intimement liées dans l’intention des constituants de 1958. Les travaux préparatoires sont sans ambiguïté en ce sens. C’est là que réside le fondement de l’indépendance de l’autorité judiciaire dans la Ve République : elle y est instituée pour la défense des libertés.
Mais l’évolution sociale et juridique, jurisprudentielle et législative, n’a-t-elle pas conduit à un partage de cette défense des libertés entre de multiples acteurs, partage qui relativise aujourd’hui le besoin d’un gardien spécifique des libertés ? La libération totale de l’expression, dans la presse, les réseaux sociaux, les prétoires, l’accès du juge administratif au rang également de juge des libertés, le progrès du concept démocratique dans tous les secteurs de la société, ne conduisent-ils pas en définitive à un partage très large de la notion de garde des libertés ?
Les débats auxquels a donné lieu l’adoption des lois récentes sur le renseignement et l’état d’urgence, et les débats toujours en cours sur la réforme constitutionnelle et la réforme pénale, mettent en lumière un évident déficit de conviction publique quant à l’identification du juge judiciaire comme gardien exclusif et même seulement comme gardien principal des libertés individuelles.
Une réflexion du Garde des Sceaux est à cet égard très expressive d’un état d’esprit répandu : « Deux juges pour protéger les libertés : Nous aurions bien tort de nous en plaindre ! » [1] La distinction entre les deux ordres juridictionnels n’est plus faite. La spécificité des garanties offertes par le juge judiciaire n’est plus reconnue.
Il y a là un questionnement extrêmement important. Comment peut encore s’exprimer la spécificité du judiciaire de telle manière qu’elle justifie encore son statut d’indépendance particulier, au niveau constitutionnel, avec la confiance renforcée qui s’y attache ? Autrement dit, au-delà de la question : « sommes-nous vraiment indépendants ? », question qui commande l’analyse de l’historique du déclassement progressif du juge judiciaire, s’en trouve posée une autre, qui est préalable : « comment devons-nous être indépendants pour asseoir notre légitimité en tant qu’autorité constitutionnelle ? ».
D’évidence, nous avons une démonstration à faire, une justification à produire devant la société en connaissance du périmètre incompressible auquel la jurisprudence du Conseil Constitutionnel a aujourd’hui restreint la liberté individuelle confiée à la garde du juge judiciaire, c’est-à-dire la seule détention au-delà de 12 heures, périmètre que le parlement ne souhaite visiblement pas redessiner à l’occasion de la révision constitutionnelle en cours sur l’état d’urgence.
En réalité, je le dis comme un fait de société dont j’ai acquis la conviction par mon expérience de la magistrature comme par celle de mes rapports avec les autres institutions, l’affirmation de la Justice n’est pas tant attendue sur le terrain de l’indépendance que sur celui de l’impartialité, bien que l’ordre judiciaire se soit établi comme le domaine d’élection du principe de la contradiction, première composante de l’impartialité.
Néanmoins, c’est sur ce terrain de l’impartialité, que cela nous plaise ou non, que se cristallise le déficit de confiance publique dont nous souffrons. A tort ou à raison, et même si c’est plus souvent à tort qu’à raison, l’idée s’est installée que la justice judiciaire serait insuffisamment prévisible. Elle serait parcourue dans son exercice par les sensibilités qui font la vie de la société mais qui, appliquées à l’administration de la justice, encourageraient une diversité excessive dans l’application des lois au détriment de la recherche des points d’équilibre et des consensus sociaux, recherche à laquelle nous incite de plus en plus fortement la place grandissante prise par le principe de proportionnalité dans l’application des lois.
De ce point de vue, l’autorité judiciaire est à la croisée des chemins. Je me dois de le dire avec force en cette période de désignation d’un nouveau directeur de l’Ecole nationale de la magistrature. Un effort de grande ampleur, d’approfondissement, de renforcement, de refondation de l’éthique collective de la magistrature est l’enjeu d’un avenir où devra être vivifié le sens collégial de l’indépendance et où devra ainsi être donnée toute sa place au devoir d’impartialité. Nous devons tous ensemble, dans la richesse de nos diversités, travailler à la définition des conditions d’une jurisprudence mieux harmonisée et prévisible et d’une relégitimation de l’indépendance de l’autorité judiciaire par l’offre d’une garantie visible et reconnue d’impartialité.
Ce préalable à la confiance publique étant d’abord traité, vient ensuite le deuxième volet du thème de votre colloque.
II) Quel est le mode d’administration adéquat, adapté à un statut d’indépendance effectif, à l’abri des pressions que permettent la maîtrise de la ressource et l’action sur les moyens ?
Si l’on avait voulu discréditer l’institution judiciaire en l’amenant à la situation d’étouffement où elle se trouve actuellement, on ne voit que trop bien qu’on aurait pu agir aisément sur les moyens mis à sa disposition pour entraver l’exercice de ses fonctions. Ce qui arrive est évidemment fortuit et procède essentiellement de l’imprévision, mais les circonstances mettent en lumière le lien entre la ressource et l’exécution de la mission.
Nous sommes ainsi interpellés sur la réflexion à mener concernant la protection de la mission contre les aléas de la gestion, et donc sur la bonne méthode de gouvernance de la justice. La variation des promotions d’auditeurs de justice décidées par les ministres successifs au cours des dernières années est exemplaire d’une gestion décalée et nous conduit à penser un nouveau mode de fonctionnement.
Les opinions sont diverses sur le sujet et je me garderai bien d’anticiper sur vos débats. Mais j’attends beaucoup de vos réflexions pour nourrir la mienne, étant entendu que ces débats sont nécessairement appelés à porter sur un champ large débordant celui des questions strictement administratives, et englobant celui des procédures, directement lié à la définition des besoins, car la réglementation des procédures agit à la fois sur l’étendue des saisines du juge et les délais de leur traitement.
On ne peut se contenter en effet de répéter que le juge doit être recentré sur ses missions naturelles sans aborder non seulement le contenu des missions mais aussi la question des méthodes de traitement de ces missions, de la formation à ce traitement et du suivi de ce traitement, en les envisageant sous la responsabilité de l’institution elle-même.
Le monde politique, là encore, est peu sensibilisé à la question de la maîtrise de ses moyens de fonctionnement de toutes natures par l’institution judiciaire. Il n’ignore pas l’indigence des ressources de la Justice, mais la gestion ministérielle est ancrée dans une tradition qui fait obstacle naturellement à une réflexion sur le lien gestion-indépendance et la globalisation du regard de l’institution sur l’ensemble des facteurs de son activité.
A l’occasion de l’entrée en vigueur de la LOLF, la Conférence des premiers présidents, qui s’était beaucoup engagée sur l’autonomie de la gestion des juridictions, n’a pas été entendue. L’idée reçue aussi que les juges ne sont pas des administrateurs n’est pas étrangère à cet échec, si l’on considère que l’ordre administratif, qui n’encourt pas cette critique, a mieux réussi quant à lui dans sa démarche d’indépendance de gestion, à travers son action tant sur ses ressources que sur ses procédures. A cet égard aussi, la réussite de la juridiction administrative ne peut laisser indifférente l’autorité judiciaire qui doit en tirer pour elle-même des enseignements positifs.
En tout cas, quelle que soit la complexité des défis de tous ordres, juridiques, sociologiques et techniques, posés par le thème de votre rencontre, il n’empêche qu’il soulève d’importantes et nécessaires questions, structurelles comme conjoncturelles.
Je ne peux que vous encourager à le traiter jusqu’au bout, au-delà même bien sûr de cette journée, en usant de toute la liberté d’expression publique que vous donne votre légitimité de responsables des juridictions françaises du premier degré, au contact immédiat du justiciable, pour porter ce grand débat d’intérêt général devant l’opinion.
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1. Le texte de ce discours est en ligne sur le site de la cour de cassation (cf. ici)