Le retrait des enfants par la justice et le contrôle de la CEDH
Dans de nombreux pays il existe des mécanismes judiciaires de protection de l'enfance. Parmi les mesures pouvant être prises pour assurer la santé et la sécurité des mineurs en danger, il y a leur éloignement du milieu familial quand celui-ci n'est plus en mesure de leur apporter le minimum de bien-être indispensable.
En France, cela s'appelle l'assistance éducative, et relève de la compétence du juge des enfants (textes ici)
Le retrait des enfants de leur milieu familial ne doit être envisagé que lorsque la situation est particulièrement dégradée. Et, surtout, quand tout a été tenté pour que cette séparation ne soit pas nécessaire. Il s'agit d'abord d'encourager les adultes à améliorer l'environnement des enfants, en leur apportant l'aide et le soutien nécessaires. Si véritablement cela ne suffit pas à assurer la protection des enfants, si les améliorations espérées ne sont pas réalisées, alors il peut être raisonnablement envisagé pour leur sécurité physique ou psychologique.
Mais plus la mesure prise porte atteinte aux droits fondamental des parents d'avoir leurs enfants auprès d'eux, plus le juge doit veiller à ce que toutes les conditions soient réunies et doit particulièrement motiver sa décision.
Un récent arrêt de la CEDH apporte (ou rappelle) de nombreuses et importantes indications autour de cette problématique.
Les faits sont en résumé les suivants :
La requérante, Mme Soares de Melo, est née en 1977 et réside au Portugal. Elle est la mère de dix enfants nés entre 1993 et 2011.
En 2005, la situation de la famille fut signalée à la commission de protection des enfants et des jeunes (CPCJ) de Sintra, aux motifs que Mme Soares de Melo était sans emploi et que le père était polygame et souvent absent du foyer familial.
Le 4 janvier 2007, la CPCJ conclut un accord de protection avec Mme Soares de Melo et son conjoint qui fut homologué par le tribunal. Selon cet accord, Mme Soares de Melo conservait la garde des enfants mineurs, mais était tenue d’assurer leur subsistance, de veiller à leur éducation et à leur santé et de rechercher une activité professionnelle ; le père devait continuer à contribuer financièrement aux besoins primaires des enfants
La situation de la famille ne s’étant pas améliorée, la CPCJ engagea une procédure de promotion et de protection des droits des enfants et des jeunes en danger. Le dossier fut transmis au parquet le 26 septembre 2007, qui requit l’ouverture d’une procédure de protection des enfants, au motif que Mme Soares de Melo ne disposait pas de conditions matérielles adéquates et négligeait ses enfants.
La famille fut suivie par l’équipe des services sociaux du tribunal. Par la suite, les services sociaux ayant constaté que la situation de la famille était toujours précaire, l’équipe des travailleurs sociaux fixa des clauses supplémentaires à l’accord de protection, notamment la reprise d’une d’activité professionnelle pour le père et la preuve que la mère était suivie en vue d’une stérilisation.
Cependant, eu égard au non-respect des engagements pris par Mme Soares de Melo et son conjoint, le tribunal rendit un jugement le 25 mai 2012, décidant, entre autres, de placer sept des enfants dans une institution en vue de leur adoption et déclarant la déchéance de l’autorité parentale de Mme Soares de Melo et de son époux qui se virent interdire tout contact avec les enfants. Le tribunal motiva notamment sa décision par le fait que le père était totalement absent et que Mme Soares de Melo, incapable d’exercer sa fonction de mère, persistait dans son refus d’une stérilisation. Le 8 juin 2012, six enfants furent placés, le septième étant absent du domicile familial au moment du retrait à la famille.
Ce jugement fut confirmé en formation de juge unique, puis en comité de trois juges en appel, et le pourvoi en cassation de Mme Soares de Melo fut rejeté. Son recours devant le Tribunal constitutionnel est actuellement pendant. Le 19 novembre 2014, elle introduisit une demande de mesure provisoire devant la Cour, sur la base de l’article 39 de son règlement, en vue d’obtenir un droit de visite de ses enfants à laquelle la Cour fit droit. Depuis le 15 mars 2015, Mme Soares de Melo rend des visites hebdomadaires à ses enfants dans les trois institutions différentes où ils sont placés.
Devant la CEDH, invoquant en particulier l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), Mme Soares de Melo se plaignait de l’application d’une mesure de placement en vue de l’adoption de sept de ses enfants et l’interdiction pour elle d’avoir accès à eux depuis le jugement du tribunal aux affaires familiales de Lisbonne Nord-Est – Sintra. Sur ce point, elle se plaignait d’avoir intenté, en vain, divers demandes et recours et dénonce également le fait que les juridictions ont fondé leurs décisions sur le fait qu’elle n’avait pas tenu ses engagements en vue d’un planning familial.
Dans sa décision du 16 février 2016 (texte intégral ici), la CEDH aborde les points suivants et juge ainsi :
- Les principes généraux applicables
La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (..) : des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (..). Pareille ingérence méconnaît l’article 8 précité sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (..). La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché (..).
Le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques (..). De surcroît, l’article 8 de la Convention met à la charge de l’État des obligations positives inhérentes au « respect » effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés (..).
Il reste que l’intérêt supérieur de l’enfant revêt dans chaque cas une importance décisive. (..) En outre, l’éclatement d’une famille constitue une ingérence très grave ; une mesure menant à pareille situation doit donc reposer sur des considérations inspirées par l’intérêt de l’enfant et d’un poids et d’une solidité suffisants (..). L’éloignement de l’enfant du contexte familial est une mesure extrême à laquelle on ne devrait avoir recours qu’en tout dernier ressort. Pour qu’une mesure de ce type se justifie, elle doit répondre au but de protéger l’enfant confronté à un danger immédiat (..).
Il incombe à l’État défendeur d’établir que les autorités ont, avant de mettre pareille mesure à exécution, évalué avec soin l’incidence qu’auraient sur les parents et l’enfant la mesure d’adoption envisagée ainsi que d’autres solutions que la prise en charge de l’enfant (..). La Cour exerce en outre un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (..).
D’un côté, il est certain que garantir aux enfants une évolution dans un environnement sain relève de l’intérêt de l’enfant et que l’article 8 de la Convention ne saurait autoriser un parent à faire prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de ses enfants (..). D’un autre côté, il est clair qu’il est tout autant dans l’intérêt de l’enfant que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci s’est montrée particulièrement indigne : briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines. Il en résulte que l’intérêt de l’enfant commande que seules des circonstances tout à fait exceptionnelles puissent conduire à une rupture du lien familial et que tout soit mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille. (..)
- L'application au cas d'espèce
La Cour relève qu’il était principalement reproché à la requérante de ne pas offrir des conditions matérielles adéquates à ses enfants et d’avoir négligé ceux-ci. (..)
Or il apparaît que la requérante survivait avec 393 EUR d’allocations familiales par mois et qu’elle assurait les besoins alimentaires et vestimentaires de la famille en ayant recours à la banque alimentaire et à des dons provenant de particuliers ou d’associations. En dépit du dénuement matériel manifeste constaté au cours des différentes visites au domicile de la requérante, les autorités internes n’ont pas essayé de combler ces carences au moyen d’une aide financière supplémentaire afin de couvrir les besoins primaires de la famille (par exemple en matière d’alimentation, d’électricité et d’eau courante) et les frais d’accueil des enfants les plus jeunes dans des crèches familiales pour permettre à l’intéressée d’exercer une activité professionnelle rémunérée. (..). La Cour est d’avis que les autorités auraient dû prendre des mesures concrètes pour permettre aux enfants de vivre avec leur mère, avant de les placer et d’ouvrir une procédure d’adoptabilité. Par ailleurs, elle rappelle que le rôle des autorités de protection sociale est précisément celui d’aider les personnes en difficulté, de les guider dans leurs démarches et de les conseiller, entre autres, quant aux différents types d’allocations sociales disponibles, aux possibilités d’obtenir un logement social ou aux autres moyens de surmonter leurs difficultés (..). Dans le cas des personnes vulnérables, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et doivent leur assurer une protection accrue (..).
S’il est vrai que, dans certaines affaires déclarées irrecevables par la Cour, le placement des enfants a été motivé par des conditions de vie insatisfaisantes ou des privations matérielles, cela n’a jamais constitué le seul motif servant de base à la décision des tribunaux nationaux : à cela s’ajoutaient d’autres éléments tels que les conditions psychiques des parents ou leur incapacité affective, éducative et pédagogique (..). En l’espèce, force est de constater qu’à aucun moment de la procédure n’ont été évoquées des situations de violence ou de maltraitance à l’encontre des enfants. (..) Les tribunaux n’ont pas non plus constaté de carences affectives (...) ou encore un état de santé inquiétant ou un déséquilibre psychique des parents. ). Au contraire, il apparaît que les liens d’attachement entre la requérante et ses enfants étaient particulièrement forts, ce que le tribunal aux affaires familiales a d’ailleurs relevé dans sa décision (..). Il ne ressort pas du dossier interne qu’une expertise des enfants, à tout le moins des plus âgés, ait été diligentée.
- La contrainte de stérilisation de la mère
La Cour rappelle que la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention (..I). Dans la sphère de l’assistance médicale, l’imposition d’un traitement sans le consentement libre, explicite et éclairé d’une personne adulte en pleine possession de ses capacités mentales ne serait pas conforme avec le droit à l’intégrité physique et, a fortiori, avec la Convention
La Cour souligne que la stérilisation constitue une atteinte majeure à la capacité d’une personne à procréer. Comme cette intervention concerne l’une des fonctions corporelles essentielles des êtres humains, elle a des incidences sur de multiples aspects de l’intégrité de la personne, y compris sur le bien-être physique et mental et la vie émotionnelle, spirituelle et familiale. Elle peut être pratiquée de manière légitime à la demande de la personne concernée, par exemple comme mode de contraception, ou à des fins thérapeutiques lorsque l’existence d’une nécessité médicale est établie de façon convaincante. Toutefois, la situation est différente lorsque pareil traitement médical est imposé à un patient adulte et sain d’esprit sans son consentement. Une telle manière de procéder doit être considérée comme incompatible avec le respect de la liberté et de la dignité de l’homme, qui constitue l’un des principes fondamentaux de la Convention. (..)
En l’espèce, la Cour observe que l’absence de suivi d’un planning familial adéquat a eu pour effet d’aggraver la situation matérielle, déjà difficile, de la requérante. Elle considère cependant que l’ajout d’un engagement en vue de la stérilisation de l’intéressée dans l’accord de protection établi avec les services sociaux est particulièrement grave (..). l’intéressée a finalement refusé de se soumettre à l’opération en question et (..) contrairement à ce que soutient le Gouvernement, son refus a clairement été retenu contre elle tant par le tribunal aux affaires familiales que par la cour d’appel de Lisbonne et par la Cour suprême, qui ont accepté les faits établis par la première instance (..). En outre, la Cour tient à souligner comme question de principe, que le recours à une opération de stérilisation ne peut jamais constituer une condition au maintien des droits parentaux. Partant, le non-respect par la mère de son engagement à se soumettre à une telle opération ne saurait en aucun cas être retenu contre elle, même dans le cas d’un engagement volontaire et éclairé de sa part.
- L'interdiction des liens entre parents et enfants, et entre les enfants
La Cour réitère sa position selon laquelle les restrictions supplémentaires ne sont justifiées au regard de l’article 8 de la Convention que lorsque la famille s’est montrée particulièrement indigne vis-à-vis de l’enfant. Or, comme elle l’a déjà relevé précédemment (..), cela n’était pas le cas dans la présente espèce. En dépit de l’absence d’indices de violence ou d’abus vis-à-vis de ses enfants, la requérante a été privée de tout droit de visite, alors que ces derniers avaient entre 7 mois et 10 ans et que son recours contre le jugement du tribunal aux affaires familiales était pendant. La Cour observe de surcroît que les six enfants effectivement placés l’ont été dans trois institutions différentes, ce qui faisait obstacle au maintien des liens fraternels. Cette mesure a donc provoqué non seulement l’éclatement de la famille, mais aussi celui de la fratrie, et est allée à l’encontre de l’intérêt supérieur des enfants (..).
- La procédure judiciaire
La Cour observe que, pour motiver leurs décisions, les juridictions internes se sont essentiellement fondées sur les rapports de la CPCJP et de l’ECJ qui avaient accompagné la requérante au cours des années antérieures. Elle note qu’aucune évaluation psychologique par un expert indépendant n’a été ordonnée pour évaluer la maturité et les capacités éducatives et pédagogiques de la requérante (..) et qu’une expertise psychologique des enfants n’a pas non plus été jugée nécessaire alors qu’il apparaît que les filles aînées de la requérante assuraient un rôle éducatif crucial auprès de leurs cadets, au point de constituer pour eux des personnes de référence. Elle constate que la cour d’appel de Lisbonne n’a pas non plus tenu compte des éléments que la requérante a présentés à l’appui de son recours pour montrer qu’elle avait cherché des solutions à ses problèmes après s’être vu retirer ses enfants (..). La Cour constate également que, lors du réexamen de l’affaire en date du 27 mars 2014, le comité de trois juges de la cour d’appel de Lisbonne a confirmé mot à mot la décision précédente du juge unique par le procédé du copier-coller, ce qui ne constitue pas un réexamen effectif de la situation. (..)
(..) eu égard à la complexité et à l’enjeu de la procédure de protection des enfants en danger et des conséquences extrêmement graves et délicates que celle-ci présente autant pour l’enfant que pour les parents concernés, la Cour estime que des précautions et des diligences supplémentaires auraient dû être prises pour s’assurer non seulement de la compréhension par la requérante de l’enjeu exact de la procédure, mais aussi de sa participation effective à cette dernière. La Cour constate que l’intéressée n’a participé qu’une seule fois à une audience, à savoir devant le tribunal aux affaires familiales (..) aux fins de son audition par cette juridiction.
- Conclusions de la CEDH
(..) la Cour ne considère pas que la mesure de placement en institution en vue de leur adoption, prononcée à l’encontre de sept de ses enfants, M., Y., I.R., L., M.S., A. et R., et exécutée par rapport aux six derniers, dans la mesure où elle privait la requérante de ses droits parentaux à l’égard de ses enfants et des contacts avec eux, entraînant la rupture du lien familial biologique, était pertinente et suffisante au regard du but légitime poursuivi et, par conséquent, nécessaire dans une société démocratique.
Pour arriver à ce constat la Cour a eu particulièrement égard aux considérations susmentionnées, à savoir, l’absence de violence ou d’abus d’ordre physique (..), sexuel ou psychique à l’encontre des enfants, l’existence de liens affectifs forts avec ces derniers, l’absence de réponse de la part des services sociaux à la détresse matérielle de la requérante, mère d’une famille nombreuse, exerçant presque seule son rôle parental. Elle note aussi que les juridictions n’ont pas dûment pris en considération les différences culturelles dans le cadre de la procédure en question et relève la pression exercée sur celle-ci en vue de sa soumission à une opération de stérilisation dans le cadre de la procédure de protection des mineurs.
Étant donné que l’intérêt de l’enfant commande que seules des circonstances tout à fait exceptionnelles puissent conduire à une rupture du lien familial, et que tout soit mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille (..), la Cour considère que les mesures adoptées par les juridictions de placement des enfants de la requérante en vue de leur adoption, la privant de ses droits parentaux, n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu dans la procédure interne. (..)
En conclusion, sur la base des considérations précédentes, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de la décision de placement en institution de M., Y., I.R., L., M.S., A. et R. en vue de leur adoption.
En outre, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention du fait que la décision de placement des enfants dans une institution en vue de leur adoption a pris en compte le non-respect par la requérante de son engagement de se soumettre à une stérilisation par ligature des trompes.
La Cour estime aussi qu’il y a eu atteinte au droit de la requérante au respect de sa vie familiale du fait de l’interdiction de tout contact entre elle et ses enfants. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention à cet égard (..).
Enfin, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en raison du processus décisionnel ayant abouti au placement de ses enfants en institution en vue de leur adoption, lequel n’a pas été conduit de façon équitable vu l’absence d’implication effective de la requérante.