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Publié par Parolesdejuges

 

Voici venu votre premier contact avec l’institution judiciaire dans un moment où vous êtes tout à la joie de la réussite à un concours qui oriente votre vie.

Vous allez prêter avec solennité un serment destiné à fixer vos devoirs dans l’exercice de vos responsabilités, autour des valeurs de dignité et de loyauté.

Il vous faut donc concilier cette ambiance faite à la fois de joie et d’engagement, qui crée un étrange sentiment d’ambivalence où le premier président de la Cour de cassation doit inscrire son intervention devant vous.

Son devoir à lui est de s’intéresser à l’essentiel pour accompagner votre serment, de ne rien vous cacher de l’essentiel au moment de votre engagement.

Ne rien vous cacher de l’essentiel, c’est vous dire d’abord ce que vous percevez déjà sans doute plus ou moins confusément : la Justice traverse une crise matérielle, fonctionnelle et morale qui est d’abord une crise d’identité.

S’intéresser à l’essentiel, c’est tenter une explication des causes qui ont amené la Justice à cette crise, et offrir aussi quelques idées venues de l’expérience pour contribuer peut-être à en sortir.

Crise matérielle

Vous allez intégrer des tribunaux qui souffrent de la pénurie de moyens humains et matériels.

Le fonctionnement des juridictions est tributaire des ressources notoirement limitées du ministère de la Justice, sur lesquelles est prélevée légitimement une part importante nécessaire au fonctionnement des prisons.

En outre, les politiques gouvernementales sont plus ou moins favorables selon les époques au renforcement des moyens des tribunaux. Les dix dernières années ont été éloquentes à cet égard. Après une période d’application à la justice de pratiques restrictives décidées pour la fonction publique, les promotions de l’École nationale de la magistrature ont été notablement renforcées dans la période où nous sommes. Vous en êtes la preuve aujourd’hui, puisque l’École doit recourir à un local extérieur pour vous réunir tous ensemble.

En présence de cette instabilité dans la continuité des orientations et des insuffisances de la ressource, il existe une première posture possible qui est la posture revendicative. On prend acte de l’existant institutionnel ; on critique ses effets négatifs du moment en réclamant davantage.

Pour nécessaire qu’elle soit, cette posture n’est pas suffisante pour un magistrat.

Un magistrat se doit de raisonner sur la raison d’être de sa fonction et sur l’adéquation des institutions qui régissent l’autorité judiciaire à sa mission constitutionnelle.

Pour retrouver le sens de la mission et le chemin des institutions nécessaires à l’accomplissement de cette mission, il faut faire un peu d’histoire.

Crise fonctionnelle

On remontera seulement à la IVème République qui est sans doute le régime qui a eu la réflexion la plus élaborée sur la Justice depuis la Révolution. Ce n’est pas surprenant. Nous sommes alors au lendemain de la guerre. La réflexion prend sa source dans les travaux du Conseil national de la Résistance qui voulait réhabiliter la justice, sortie déconsidérée du régime de Vichy, et assurer l’indépendance véritable des juges.

C’est pourquoi fut créé le Conseil supérieur de la magistrature, composé très majoritairement de non-magistrats et chargé par l’article 84 de la Constitution de 1946 de proposer les nominations de tous les magistrats du siège ainsi que d’administrer les tribunaux.

Le président Vincent Auriol voulait que la séparation des pouvoirs cesse, selon ses mots, « d’être une fiction constitutionnelle », et que soit « formée une grande magistrature nationale ayant confiance dans sa mission, faisant front à toute pression et à toute violence, et en qui la nation aura une confiance absolue ».

Les textes d’application d’un système qui contenait en germe la disparition du ministère de la Justice n’ont cependant jamais été pris, car les intérêts contraires et le corporatisme furent les plus forts, plus forts en tous cas que ce premier Président de la IVe République qui aura été sans doute l’homme d’Etat de l’époque moderne le plus favorable à une authentique indépendance de l’autorité judiciaire.

On sait comment la IVème République s’effondra dans la tourmente de la guerre d’Algérie en mai 1958.

Mais, précisément, avant de se séparer dans cette ambiance sous pression, le parlement de la IVème République, s’étant formé en pouvoir constituant, lia les mains du régime qui allait lui succéder en imposant quatre principes essentiels à ses yeux pour sauvegarder la démocratie représentative :

- le suffrage universel ;

- la séparation de l’exécutif et du législatif ;

- la responsabilité du gouvernement devant le parlement ;

et, au même titre que ces trois premiers principes dont on mesure le caractère massif, un quatrième imposant, je cite, « une autorité judicaire indépendante pour être à même d’assurer le respect des libertés essentielles telles qu’elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l’homme à laquelle il se réfère ».

Nous avons tout dans ce texte :

- la raison d’être de l’indépendance de l’autorité judiciaire, qui est la défense des libertés ;

- le périmètre de ces libertés qui recouvre celui des déclarations des droits.

Il est intéressant d’observer de quelle manière ces deux impératifs de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 ont été traduits dans la nouvelle constitution.

Les articles 64 et suivants de la Constitution de 1958 ont prévu un Conseil supérieur de la magistrature dont tous les membres étaient désignés par le seul Président de la République, qui ne nommait directement que les conseillers à la Cour de cassation et les premiers présidents de cour d’appel, et qui n’était investi d’aucun pouvoir dans l’administration des tribunaux, confiée au seul ministre de la Justice.

Par ailleurs, l’autorité judiciaire était instituée comme gardienne de la liberté individuelle au nom de ce qu’avait imposé le Constituant de juin 1958.

Et il est vrai que, pendant une quarantaine d’années, le périmètre de cette liberté confiée à la garde de l’autorité judiciaire, fut conçu comme pluriel par le Conseil constitutionnel qui y plaça non seulement le droit de ne pas être détenu arbitrairement, mais aussi la liberté d’aller et venir, le droit au respect de la vie privée, le droit à l’inviolabilité du domicile, le droit au secret des correspondances, toutes libertés directement liées à des mesures telles que l’assignation à résidence, ainsi que les perquisitions et saisies domiciliaires qui occupent aujourd’hui l’actualité.

C’est à partir du tournant des années 2000, donc depuis une quinzaine d’années seulement, que le Conseil constitutionnel a progressivement réduit le concept de liberté individuelle qui, parti d’une acception plurielle, s’est trouvé ainsi restreint au seul « habeas corpus », c’est-à-dire au droit de ne pas être détenu arbitrairement.

Il a même été précisé dans la décision marquant à ce jour la dernière étape de l’évolution, celle rendue le 22 décembre dernier à propos des assignations à résidence décidées par les préfets sous le contrôle du juge administratif pendant l’état d’urgence, que l’autorité judiciaire n’était gardienne de la liberté individuelle qu’à compter de la treizième heure de détention.

De la sorte, l’autorité administrative est autorisée à prescrire dans cette limite des astreintes à domicile, qui sont assimilables à la détention dans le cadre des assignations à résidence, étant précisé que ces assignations à résidence sont seulement restrictives de la liberté d’aller et venir dans un certain périmètre régional, et sont ainsi extérieures par nature au champ de la liberté individuelle strictement entendue.

Pour conclure, nous sommes donc face à une double interrogation : Pourquoi en est-on arrivé à restreindre à ce point le champ constitutionnel propre au juge judiciaire ? Le juge judiciaire jouit-il de l’indépendance suffisante qui lui permet de revendiquer et de justifier ce champ constitutionnel ?

Cette double interrogation ouvre sur la crise morale de l’institution judiciaire : après « d’où je viens ? », c’est « qui suis-je encore, et où vais-je donc ? ».

Crise morale

Ce qu’il faut bien appeler l’affaiblissement de l’autorité judiciaire dans le périmètre des pouvoirs publics, sa réduction à l’état d’administration, de service public de la justice, procède d’un état d’esprit répandu au plan national et entretenu de l’intérieur de l’institution par certains comportements.

Je ne cite que pour mémoire les causes historiques de l’état d’esprit anti-judiciaire qui habite une partie de la société française : les parlements d’ancien régime en conflit avec le pouvoir, mais qui sont pourtant les fondateurs de nos libertés ; la crainte du gouvernement des juges partagée par les partisans d’un pouvoir exécutif fort, qui sont aussi les défenseurs d’un champ politique prémuni contre les intrusions des juges ; la montée en puissance des cours européennes, surtout celle de Strasbourg, qui alimente le discours des eurosceptiques prompts à reporter leur acrimonie sur la Justice naturellement sensible aux évolutions venant des Cours de l’Europe.

Beaucoup plus grave me paraît être le jugement négatif que beaucoup de Français portent non seulement sur le fonctionnement matériel de la Justice, mais aussi sur le degré de confiance morale qu’ils accordent au juge.

Ce déficit de confiance publique n’est-il pas pour une large part à la source du mouvement de fuite législative à l’égard du juge judiciaire ? Les récentes lois « renseignement » et « état d’urgence » ont confié le contrôle de leur application au juge administratif. Visiblement, le législateur préfère s’en remettre au juge administratif lorsqu’il s’agit des intérêts supérieurs de l’Etat. Le juge judiciaire semble ne convenir qu’au jugement des dérèglements des comportements individuels et des contentieux dits de masse.

Pourquoi ? Une bonne part de l’explication pourrait bien résider dans une meilleure prévisibilité de la décision du juge administratif, identifiée à travers une plus grande cohérence d’ensemble, par comparaison avec celle du juge judiciaire.

Ceci nous renvoie à la dispersion des décisions judiciaires, à l’autorité limitée de la jurisprudence judiciaire, à une conception de l’indépendance qui s’éloigne de son acception collégiale, très présente chez le juge administratif, pour prendre une connotation parfois trop teintée d’individualisme chez le juge judiciaire.

Sans doute, et c’est important de vous le dire au seuil de votre parcours judiciaire, est-ce dans cette direction notamment qu’il nous faut travailler notre éthique collective : développer un sens plus collégial de l’indépendance, mieux maîtriser nos tendances individualistes dans l’exercice de notre indépendance.

Cette maîtrise, nous pourrons sans doute mieux l’acquérir en recherchant un contenu plus élaboré à notre devoir de loyauté vis-à-vis de l’institution.

Ce contenu plus élaboré, plus exigeant, plus lisible, peut consister notamment à favoriser les démarches de concertation entre juges exerçant les mêmes fonctions de façon à déterminer ensemble des consensus, des standards d’approche des situations similaires mieux partagés (juges aux affaires familiales, juges des enfants, juges d’instruction, juges de l’application des peines, juges d’instance, correctionnels, civils…).

Ce qui vaut au niveau du tribunal, ou de la cour d’appel, vaut aussi à l’échelle nationale.

Les rapprochements de jurisprudence sur les questions de fait sont favorisés aujourd’hui par l’essor des barèmes d’indemnisation ou de pension. Et la mise en ligne progressive de l’ensemble de la production judiciaire française doit aussi à terme favoriser l’harmonisation des décisions et renforcer dans le public ce sentiment de prévisibilité et donc de sécurité à l’égard de la Justice.

Tout magistrat a le devoir de se tenir en prise avec les orientations collectives pour y glisser, y moduler, y fondre lui-même l’exercice de son indépendance personnelle.

Cette nécessité prend une acuité particulière au moment où se développe le contrôle de proportionnalité sous l’influence du droit européen, ce contrôle qui consiste à mettre en balance les intérêts qui s’affrontent dans une même cause, et qui implique un classement de priorité.

Une telle évolution implique un minimum de consensus social chez les juges autour de visions partagées des attentes de la société, sans quoi le risque est évidemment celui d’une très grande dispersion des décisions.

Dans un tel contexte, le devoir de chaque juge est de se tenir à distance de tous les systèmes de « prêt à penser », qui sont envahis de préjugés et donc de préjugements, source de confort certes, mais aussi de lâcheté – deux sentiments qui s’accordent si mal à l’idéal de Justice –, et de se tenir en prise avec ce que dicte le sens social commun.

Ce contact direct du juge moderne avec la société est grandement favorisé aujourd’hui par le développement considérable de la communication des idées à laquelle un public toujours plus nombreux a accès désormais.

Il existe un autre domaine sensible où se joue la confiance des citoyens à l’égard des juges, c’est le comportement individuel des magistrats eux-mêmes.

Régulièrement, des justiciables expriment leur surprise face à des comportements inadaptés de magistrats (impolitesse, brusquerie, autoritarisme, non-respect des horaires…). Ces remarques sont loin d’être toujours justifiées bien sûr, mais certaines doivent retenir l’attention de l’institution.

La culture collective traditionnelle dans la magistrature est d’observer une attitude plutôt pudique à l’égard de ces comportements individuels, atypiques, comme si l’on craignait de porter atteinte à l’indépendance des collègues en leur apportant un traitement collégial.

Les problèmes posés par les pratiques inadaptées d’une minorité de magistrats ne sont pas l’affaire de la seule hiérarchie, même s’il faut aussi développer les moyens mis à sa disposition pour les traiter (par exemple, le Conseil supérieur de la magistrature travaille à la mise en place d’une structure d’écoute déontologique destinée à fournir des conseils utiles dans ce domaine).

C’est l’affaire de l’institution judiciaire tout entière, car elle pâtit dans son ensemble de la mauvaise image que certains d’entre nous donnent de la Justice. Nous ne devons pas craindre de rechercher ensemble les bonnes pratiques pour collectiviser davantage le traitement de ces déviances.

Ce sont là quelques pistes nouvelles qui peuvent être explorées pour favoriser le développement de la confiance du public dans l’autorité judiciaire.

Votre génération aura cette responsabilité de faire évoluer notre éthique collégiale et c’est pourquoi je tenais à vous en parler au moment où vous allez fortifier vos vies sur les voies de la dignité et de la loyauté par votre serment de magistrat.

En vérité, tout magistrat, jusqu’au plus modeste, est garant de l’Etat de droit.

C’est confrontée aux « souffrances silencieuses » de celles et ceux qui sont portés à se taire du fait de l’âge, du handicap, de l’indigence des moyens, du rapport de force social, moral, physique, que cette vigilance de tous les instants, du substitut des mineurs, du juge des enfants, du juge des tutelles, du juge de l’application des peines, prend tout son sens.

Dans le quotidien de votre action, il vous faudra demeurer à l’écoute des réalités pour offrir à tous la garantie d’un accueil équilibré, à égale distance des intérêts en présence, en chassant toute forme de préjugé construit ou spontané de votre esprit, en ayant à cœur de diriger les débats avec une fermeté toujours proportionnée et respectueuse des personnes, et avec le souci constant de la primauté du droit.

Surtout, sachez conserver toujours le sens critique envers vous-même comme à l’égard d’autrui.

Jugez-vous avant de juger les autres. Ne cherchez ni à plaire ni à déplaire. N’attendez jamais de remerciements.

C’est en vous tenant au plus près de ces réalités humaines que vous rencontrerez la satisfaction la plus forte que vous puissiez espérer : la justification de soi-même éprouvée par celui ou celle qui s’est dévoué avec droiture et humanité au bien collectif."

 

 

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A
Voilà une belle démonstration d'indépendance vis à vis de la machine institutionnelle autant qu'une preuve d'implication et d'idéalisme. C'est le discours d'un vrai passionné de Justice !
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B
Remarquable sens critique qui honore celui qui tient ces propos. Un regret tout de même pour les jeunes magistrats qui l'ont écouté : qu'il ne soit nulle part question (explicitement) du piétinement complice entre certains juges et les médias du secret de l'instruction qui permet à certains journalistes d'affirmer que secret de l'instruction n'est pas opposable au "droit" d'informer ! Dommage, il eût été souhaitable que le lit de telles bêtises fût fait aussi à cette occasion...
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