La situation des parties civiles à l'audience pénale (viols) et la protection de la CEDH
Dans un arrêt du 28 mai 2015 Y. contre Slovénie (arrêt uniquement en anglais ici), la CEDH (son site) a eu à se pencher sur une question délicate à savoir la façon dont peuvent être traitées les parties civiles (personnes qui prétendent avoir été victimes d'une infraction) dans les affaires de viol.
La problématique est la suivante : Parmi les femmes (parfois mais rarement les hommes) qui portent plainte et se constituent partie civile et affirment avoir été victimes de viols, un grand nombre l'ont été effectivement. En posant comme hypothèse que dans une audience la femme partie civile a bien été victime de viol de la part de l'accusé, cela étant suffisamment démontré par les éléments du dossier, quand celui-ci veut à tout prix être jugé non coupable jusqu'où peut-il/a-t-il le droit d'aller dans la stratégie de dénigrement de la victime ?
En effet dans certaines affaires, en présence d'éléments à charge importants, la dernière solution qui reste à l'accusé, à défaut de pouvoir aisément combattre les autres éléments du dossier, est de tenter de dénigrer la plaignante, de la salir, de l'accuser de biens des maux. Pour tenter de donner aux juges et aux jurés une image très négative de celle-ci.
Ce qui pour la victime est parfois la source de nouvelles et fortes souffrances. Et cette souffrance est parfois visible, sous leurs yeux, par les membres de la cour d'assises.
Juridiquement, l'accusé lui-même ou par le biais de son avocat a le droit de se défendre comme il veut. Son droit d'expression doit être le plus ample possible, afin que le procès soit pleinement équitable. La seule limite actuellement admise que peut imposer le président concerne, comme le rappelle régulièrement la cour de cassation, les propos qui n'ont aucun lien ni avec les faits ni avec la personnalité des parties au procès. Autrement dit ce qui est hors débat et que le juge doit écarter.
En dehors de cette hypothèse, un accusé est donc en théorie en droit d'utiliser tous les arguments qu'il estime utiles à sa défense et dans ses intérêts.
Dans l'absolu, on peut comprendre que dans certains dossiers de viol, et quand bien même cela ne correspond pas à la réalité, le seul échappatoire qui reste à l'accusé soit de tenter de faire passer la victime pour une personne non fiable, instable, perturbée, menteuse, provocatrice, attirée par l'argent etc...
Certains accusés s'y emploient parfois avec une énergie vigoureuse, et sont absolument indifférents aux marques évidentes de souffrance des victimes qui pourtant sont dans la salle à quelques mètres d'eux.
Les présidents de cour d'assises sont toujours très mal à l'aise dans ces situations. Témoins de l'extrême douleur de la victime ils sont tentés d'intervenir pour mettre fin à l'agression verbale subie, ou au moins de limiter les mises en causes injustifiées. Mais ils savent que leur intervention risque d'entraîner une vive critique de la défense qui inéluctablement mettra en avant sa totale liberté d'expression.
Avec, en cas d'incident acté en cour d'assises d'appel, la crainte d'une annulation de la décision par la cour de cassation sur demande de l'accusé condamné. Et d'un troisième procès qui sera, pour la victime, encore une souffrance supplémentaire.
Il s'agit donc d'une problématique récurrente que les professionnels ne savent pas bien comment traiter.
C'est pour cela que la décision de la CEDH attire particulièrement l'attention.
Le communiqué de la CEDH (document en français ici) nous permet de suivre le raisonnement de la CEDH. Il y est écrit :
"La requérante, Mme Y. est une ressortissante slovène née en Ukraine en 1987. Elle arriva en Slovénie en 2000 avec sa soeur et sa mère, à la suite du mariage de celle-ci avec un Slovène. L’affaire concerne la procédure pénale engagée par la requérante contre un ami de la famille, qu’elle accusait de l’avoir agressée sexuellement de manière répétée. La mère de Y. déposa tout d’abord une plainte pénale contre l’ami de la famille en juillet 2002, l’accusant d’avoir contraint sa fille, alors âgée de 14 ans, à avoir des rapports sexuels avec lui entre juillet et décembre 2001. L’homme en question, qui avait alors 55 ans, aidait souvent son épouse à préparer Y. pour des concours de beauté. Au cours de l’enquête et du procès suivant la plainte, les autorités nationales interrogèrent Y. et son agresseur présumé (qui nia avoir eu des rapports sexuels avec Y.), et entendirent plusieurs témoins et experts assermentés en vue de clarifier les contradictions dans les dépositions. Ainsi, les allégations de Y. n’étaient ni confirmées ni infirmées par deux rapports gynécologiques, et deux autres experts parvinrent à des conclusions contradictoires : selon le premier, un psychologue, Y. montrait clairement des symptômes d’abus sexuels ; pour le second, un médecin-expert en orthopédie, le défendeur n’avait pas pu maîtriser Y. et accomplir les actes dont il était accusé en raison de son handicap (l’homme avait un bras invalide depuis l’enfance). Pendant la consultation gynécologique, le médecin fit part à Y., notamment, des conclusions du rapport orthopédique et lui demanda pourquoi elle ne s’était pas défendue plus vigoureusement." (..)
"Lors de deux audiences dans l’affaire, le défendeur contre-interrogea Y. lui-même. Il soutint qu’il était physiquement incapable d’agresser la jeune fille et que les accusations de celle-ci à son endroit étaient motivées par le souhait de sa mère de lui extorquer de l’argent. Il formula plusieurs questions de manière à suggérer une réponse particulière et contesta systématiquement la véracité des réponses de Y., alléguant qu’elle était capable de pleurer sur commande pour inciter les gens à la croire. En septembre 2009, après avoir tenu 12 audiences au total, les tribunaux nationaux acquittèrent l’agresseur présumé de Y. sur tous les chefs d’accusation. L’appel du ministère public contre ce jugement fut rejeté en mai 2010 ; quelques mois plus tard, le procureur près la Cour suprême débouta Y. de son pourvoi dans l’intérêt de la loi.." (..)
"Eu égard au fait que le témoignage de Y. au procès constituait la seule preuve directe de l’affaire et que les autres éléments de preuve – les rapports du psychologue et de l’orthopédiste – étaient contradictoires, il était dans l’intérêt du procès équitable que la défense pût avoir la possibilité de contre-interroger Y., qui de plus avait atteint l’âge adulte au moment de l’audience. Toutefois, la Cour doit déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre l’intégrité personnelle de la requérante et les droits de la défense." (..)
"Quant à la nature du contre-interrogatoire par le prévenu lui-même, la Cour, tout en admettant que, en l’espèce, la défense devait se voir reconnaître une certaine latitude pour contester la crédibilité de Y., observe que le contre-interrogatoire ne doit pas être utilisé comme un moyen d’intimider ou d’humilier les témoins. Certaines des questions et remarques du défendeur, par exemple son allégation selon laquelle Y. pouvait pleurer sur commande afin de manipuler les gens, visaient non seulement à contester sa crédibilité mais également à dénigrer sa personnalité. Pareilles insinuations agressives ont excédé les limites de ce qui peut être toléré aux fins d’élaborer une défense effective. Il incombait au premier chef au président du tribunal de veiller à ce que le respect de l’intégrité de Y. fût protégé de manière adéquate de ce type de remarques ; pareille intervention aurait pu en effet atténuer ce qui a dû être une expérience éprouvante pour l’intéressé." (..)
Par six voix contre une, la CEDH conclut :
"La Cour reconnaît que les autorités ont pris un certain nombre de mesures pour éviter un traumatisme encore plus grand à Y. Elles ont par exemple décidé de conduire le procès à huis clos et d’exclure le défendeur de la salle d’audience lorsque la requérante a témoigné. Toutefois, eu égard à la sensibilité de la question et au jeune âge de la victime au moment où les agressions sexuelles ont prétendument eu lieu, une approche particulièrement délicate aurait été requise. La Cour estime que – eu égard à l’effet cumulatif des lacunes de l’enquête et du procès – les autorités ont failli à prendre une telle approche et à offrir à Y. la protection nécessaire. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8.."
(art 8 : droit au respect de la vie privée et familiale)
Sans doute cet arrêt ne suffira-t-il pas à rendre aisé le travail des présidents des cours d'assises. Chaque affaire est différente des précédentes et il leur faudra apprécier au cas par cas si les limites mentionnées par la CEDH ont été atteintes.
Mais cette décision de la CEDH a au moins un mérite : énoncer clairement le principe que même en matière de défense pénale tout n'est pas permis. Et que si le droit à une libre parole de l'accusé est un élément essentiel du procès équitable, la partie civile a aussi des droits qui doivent être protégés.
C'est plus largement la nécessaire recherche permanente de l'équilibre entre les droit des diverses parties au procès, ce qui sous forme d'un principe fondamental figure déjà dans le tout premier alinéa de l'article préliminaire de notre code de procédure pénale (texte ici) : "La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l'équilibre des droits des parties."
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A noter que la CEDH a publié une fiche thématique relative aux violences à l'égard des femmes, qui fait le point sur sa jurisprudence en ce domaine. (document ici)
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