Faut-il enregistrer les délibérés des cours d'assises ? La réponse est non.
Dans le journal Le monde du 4 juin 2015, deux avocats ont publié un article intitulé "Et s'il fallait enregistrer les délibérés des cours d'assises" (lire ici).
L'idée principale est en résumé la suivante : Il arrive que pendant le délibéré les présidents des cours d'assises influencent exagérément les jurés, cela la plupart du temps pour obtenir la condamnation des accusés, donc pour faire obstacle à ce phénomène et permettre des recours il faut enregistrer le délibéré.
Un tel argumentaire n'est pas nouveau. Régulièrement des avocats, non satisfaits des décisions rendues au détriment de leurs clients, s'en prennent aux présidents des cours d'assises pour tenter de faire croire que leur client est innocent, que s'il a été déclaré coupable c'est à cause du président, et que s'il n'y avait eu que les jurés pendant le délibéré la décision aurait été inverse. Quand la plaidoirie n'a pas eu les effets escomptés, un bouc émissaire sur qui rejeter la responsabilité de l'échec est toujours utile.
Il n'empêche que cette réalité ne permet certainement pas d'éluder le débat sur la place et l'attitude des présidents des cours d'assises pendant le délibéré.
Le débat sur le sujet est légitimement ouvert. Mais ce qui fait obstacle à un débat réaliste et serein, c'est le fait que ceux qui commentent le délibéré n'ont jamais assisté.. à un délibéré. Qui reste un moment largement fantasmé.
Essayons toutefois d'aller un peu plus loin et de prolonger le débat.
- L'expérience des délibérés montre que, globalement, l'approche des jurés et des magistrats professionnels est souvent semblable. Cela tout simplement parce chacun a entendu les mêmes choses à l'audience et analyse les mêmes éléments pendant le délibéré.
En plus, il ne faut pas oublier que dans de plus en plus nombreuses affaires les accusés reconnaissent les faits à cause des progrès des investigations techniques, que dans un nombre non négligeable d'affaires les investigations policières puis judiciaires qui ont parfois duré des années ont permis de récolter un ensemble d'éléments faisant apparaître nettement l'implication de l'accusé, et que tout cela fait que les dossiers dans lesquels il existe une véritable interrogation autour de la culpabilité, les seuls à propos desquels la question du comportement du président se pose, ne sont pas les plus nombreux.
Au demeurant, si des lignes de fracture apparaissent parfois en cours de délibéré autour de points de vue divergents voire opposés, cette ligne ne sépare pas les jurés d'un côté et les magistrats de l'autre, mais des groupes mélangeant chacun jurés et magistrats. Il n'arrive jamais que les trois magistrats aient un point de vue et tous les jurés un point de vue différent.
Et, bien sûr, il existe des affaires dans lesquelles des magistrats adoptent une position nettement plus favorable à l'accusé que les jurés. Notons en passant que dans ce genre de situation certains avocats seraient sans doute ravis que les magistrats cherchent à influencer les jurés...
- Pendant le délibéré la parole doit être la plus libre possible. Et c'est le secret de ce délibéré qui libère cette parole. Les jurés y sont très sensibles et l'expriment souvent clairement. Une caméra ou même un simple microphone pourraient mettre à mal cette liberté de parole et entraîner, chez certains, une auto-censure regrettable.
- Par principe, prévoir un enregistrement du délibéré en vue de son examen ultérieur, c'est permettre à des tiers qui n'ont pas participé au procès, même magistrats, de connaître l'opinion personnelle, dans un dossier déterminé, de chacun des magistrats et de chacun des jurés. Y compris dans les dossiers pour lesquels il serait considéré que le délibéré s'est déroulé de façon parfaitement correcte.
Plus dommageable serait le visionnage de l'enregistrement par les avocats ou pire encore par les parties au procès, accusé et partie civile. Chacun saurait alors qui a dit quoi, avec tous les risques pour la sécurité physique des jurés que cela pourrait comporter par la suite.
- Il est écrit dans l'article que la chambre criminelle de la cour de cassation examinerait l'enregistrement du délibéré "en cas de pourvoi ou de révision". Mais les auteurs n'indiquent pas si cela devrait être systématique, dans toutes les affaires sans aucune exception, ou bien uniquement à la demande d'une partie au procès (en fait de l'accusé car le but est clairement de faire tomber une décision qui lui est défavorable). La première option semble avoir leur préférence.
Mais alors il s'agirait, pour la chambre criminelle de la cour de cassation, de prendre l'initiative de vérifier la "régularité" de tous les délibérés, sans saisine de quiconque, et, faute de connaissance du contenu de l'enregistrement par elles, sans que aucune des parties au procès ne soit en mesure de donner son avis et de présenter son argumentation dans un sens ou dans un autre.
Ce serait alors une nouveauté juridique peu conforme, c'est un euphémisme, aux principes essentiels de notre procédure pénale.
- Si l'examen n'est pas systématique, qu'est-ce qui pourrait le déclencher ? Le fait qu'un accusé ne soit pas satisfait d'une décision de condamnation ou de la peine prononcée et utilise cette dernière cartouche ? Ou une autre raison, mais laquelle ?
Et comment faire pour deviner, à travers les murs clos de la salle de délibéré, dans quelle dossier le président a éventuellement pu avoir un comportement critiquable ? Les avocats, si la demande vient d'eux, saisiraient-ils la chambre criminelle au hasard ? Ou sur la demande de leur client ? Ou sur d'autres critères mais lesquels ?
Il est dommage, mais peut-être révélateur, que les auteurs de l'article ne disent pas un mot sur cet aspect important de la problématique.
N'envisager les situations d'influence que de la part du président sur les jurés est excessivement réducteur. D'autant plus que certains jurés commencent leur stratégie d'influence pendant les suspensions et enfoncent le clou pendant les délibérés.
Dès lors, une influence excessive d'un juré sur les autres serait-il un motif de cassation ?
D'autre part, certains jurés un peu perdus sont tentés, parfois, de suivre l'avis du président même si celui-ci émet un avis de façon neutre et prudent, et sans vouloir en aucune façon influencer quiconque. Aucun enregistrement ne pourra jamais faire apparaître cela.
Par ailleurs, il doit veiller à ce que les arguments des uns et des autres restent dans le domaine du raisonnable. Prenons un exemple concret.
Il arrive qu'en début de session un juré d'une grande sensibilité, extrêmement impressionné par le crime jugé, ou bouleversé par les marques de souffrance de la partie civile, et qui a cause de l'émotion qui l'envahit a perdu tout ou partie de sa capacité d'analyse et de recul, veuille tout de suite prononcer la peine maximale. Quand bien même le dossier jugé est, objectivement et autant que l'on puisse comparer, nettement moins grave que d'autres qui ont été ou seront ensuite examinés par la juridiction.
Le président doit-il ne pas intervenir pour ne pas influencer du tout ce juré ? Ou à l'inverse doit-il lancer un débat, avec tous les membres de la cour d'assises, sur la gravité du dossier jugé en interrogeant les uns et les autres sur la possibilité que des crimes plus graves existent ? Ce qui, logiquement, doit inciter à graduer les peines et à réserver la peine maximale aux crimes les plus épouvantables ou aux criminels les plus dangereux.
Il en va de même quand un juré, à cause d'une mémoire défaillante, se trompe (supposons le pour le besoin de la discussion) sur une déclaration importante de l'une des parties au procès. Si personne d'autre n'intervient, le président doit-il laisser le juré avec son erreur, pour ne pas l'influencer d'une quelconque façon, ou doit-il prendre la parole et demander aux autres membres de la cour d'assises ce qu'ils ont entendu et compris ? Le président serait-il alors en train d'influencer - anormalement - le juré qui avait initialement mal compris ?
On le voit, la réalité des délibérés est autrement plus complexe que ce qui est mis en avant régulièrement en terme d'influence du président.
Il faut pour finir corriger une erreur juridique de l'article.
Il y est en effet écrit que les présidents trompent les jurés en leur indiquant que le vote blanc est "proscrit ou déconseillé". Cela est pourtant conforme aux textes en vigueur.
L'article 357 du code de procédure pénale (texte ici) est rédigé de la façon suivante :
"Chacun des magistrats et des jurés reçoit, à cet effet, un bulletin ouvert, marqué du timbre de la cour d'assises et portant ces mots : "sur mon honneur et en ma conscience, ma déclaration est ...". Il écrit à la suite ou fait écrire secrètement le mot "oui" ou le mot "non" sur une table disposée de manière que personne ne puisse voir le vote inscrit sur le bulletin. Il remet le bulletin écrit et fermé au président, qui le dépose dans une urne destinée à cet usage."
Il est donc clairement indiqué dans la loi que les membres de la cour d'assises doivent écrire oui ou non sur le bulletin de vote. Il n'est pas prévu une règle telle que : "Il écrit à la suite le mot oui ou le mot non ou s'abstient de porter une quelconque mention sur son bulletin de vote".
Et si l'article 358 (texte ici) prévoit que :
"Le président dépouille chaque scrutin en présence des membres de la cour et du jury qui peuvent vérifier les bulletins. Il constate sur-le-champ le résultat du vote en marge ou à la suite de la question résolue.Les bulletins blancs, ou déclarés nuls par la majorité, sont comptés comme favorables à l'accusé."
c'est uniquement pour que l'on sache ce qu'il faut faire des bulletins qui ne sont pas conformes à la règle imposée par l'article précédent.
De la même façon, lors d'une opération électorale, les électeurs n'ont pas le droit de raturer leur bulletin. Raturer est bien proscrit. Mais la loi prévoit que si un électeur enfreint la règle une telle rature fait du bulletin un bulletin nul.
Les présidents de cour d'assises ne commettent donc aucune erreur de droit en expliquant aux jurés qu'ils doivent choisir uniquement entre oui et non au moment de voter.
Au demeurant, que le juré inscrive non ou n'écrive rien sur son bulletin n'a aucun effet sur la décision finale puisque seuls les bulletins oui sont comptés. On ne voit donc pas bien pour quelle raison malveillante un président de cour d'assises souhaiterait inciter un juré qui n'est pas convaincu de la culpabilité de l'accusé à écrire non plutôt que ne rien écrire.
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