A propos des convictions politiques des juges
Tous les magistrats de France ont des idées politiques. Aucun parmi les presque 8400 magistrats français ne se désintéresse des affaires de son pays. Comme chacun d'entre vous, les magistrats ont des opinions, des sensibilités, des affinités. Et lors des élections politiques les votes des magistrats vont certainement de l'extrême droite à l'extrême gauche.
Une chose est donc aussi évidente que certaine : Chaque fois qu'un justiciable entre dans le bureau d'un magistrat ou dans une salle d'audience, il a en face de lui un professionnel de la justice qui a des opinions politiques. Sauf à interdire aux magistrats de penser, il ne peut pas en être autrement.
Il faut donc partir d'un postulat clairement énoncé. Tous les magistrats ont des convictions politiques. Chez certains très tranchées, chez d'autres plus nuancées. Est-ce un problème par principe ? Evidemment non. Tout simplement parce qu'il est impossible que les choses soient différentes. Et parce que la question n'est pas là.
Et il importe peu que le magistrat soit ou non membre d'un syndicat. Interdire les syndicats de magistrats, comme cela est régulièrement proposé, ne changerait rien aux convictions politiques personnelles des uns et des autres. Ne plus avoir le droit de se syndiquer ce n'est pas ne plus avoir le droit de penser. Une telle suppression n'aurait, donc, évidemment, aucun effet sur les convictions politiques des magistrats.
Au demeurant, il est écrit dans le code de déontologie des magistrats réalisé par le Conseil Supérieur de la Magistrature (site ici) (document ici) : "Le magistrat bénéficie des droits reconnus à tout citoyen d’adhérer à un parti politique, à un syndicat professionnel, ou à une association et de pratiquer la religion de son choix." (§ a.21 p.6)
Par contre, ce que les justiciables attendent des magistrats, puisque ce ne peut pas être une absence d'opinions politiques, c'est que ces opinions ne parasitent pas l'analyse rigoureuse et objective du dossier qu'ils traitent. Autrement dit, qu'au moment de prendre une décision (secondairement au moment de prendre des réquisitions pour les magistrats du parquet mais ceux-ci ne "jugent" pas), cette décision soit fondée sur les seuls éléments du dossier et ne trouve pas son origine essentiellement dans les opinions personnelles des juges.
Le recueil des obligations déontologiques précité mentionne sur cette question : "L’impartialité, dans l’exercice de fonctions juridictionnelles, ne s’entend pas seulement d’une absence apparente de préjugés, mais aussi, plus fondamentalement, de l’absence réelle de parti pris. Elle exige que le magistrat, quelles que soient ses opinions, soit libre d’accueillir et de prendre en compte tous les points de vue débattus devant lui." (§ B.12 p.9)
Il faut insister sur ce point central du débat. Une décision d'un juge qui a des convictions politiques fortes n'est contestable que s'il est certain que dans le même dossier des magistrats qui n'en ont pas (à supposer que cela existe) prendraient une toute autre décision. Pour le dire autrement, une décision d'un juge que le lecteur trouve excellente ne devient pas d'un seul coup mauvaise quand ce lecteur qui l'a approuvée apprend ensuite que le juge a des convictions politiques affirmées. La décision de ce juge politisé reste bonne.
Autrement dit encore, la mauvaise décision d'un juge non politisé reste une mauvaise décision. Et la bonne décision d'un juge politisé reste une bonne décision.
C'est bien pour cela que chaque année les centaines de milliers de justiciables qui reçoivent une décision judiciaire qui leur donne gain de cause trouvent le juge formidable, sans se préoccuper ne serait-ce qu'un instant de savoir si ce magistrat a par ailleurs des opinions politiques affirmées.
Dans ce débat autour des convictions politiques des juges, on doit donc rechercher uniquement les décisions incompréhensibles et injustifiables par les éléments du dossier, les décisions dont l'origine se trouve exclusivement ou en tous cas principalement dans l'idéologie politique du juge.
Une telle décision totalement déconnectée du dossier peut-elle être fréquente ? La réponse est manifestement négative. Cela pour plusieurs raisons.
Peu nombreuses sont les matières du droit laissant de la place aux convictions politiques du juge. Quand une juridiction statue en droit commercial, en droit des contrats, en droit de la construction, en droit de la réparation du dommage corporel, ou en droit des successions..., le cadre juridique ne laisse pas beaucoup d'espace, c'est peu dire, à l'opinion personnelle et politique du juge.
Dans le domaine pénal, il y a effectivement une place pour les convictions du juge. Mais cela est expressément prévu par la loi.
Quand le code pénal indique que telle infraction est punie de dix ans de prison, sans autre indication, il y a bien une part de subjectivité personnelle au moment du choix de la sanction puisque la loi ne donne aucune autre consigne que le maximum à ne pas dépasser. Le juge doit apprécier la sanction appropriée eu égard à la gravité des faits, notion en partie subjective, et à la personnalité du coupable, qui peut souvent être analysée de diverses façons. Sans qu'il soit possible de faire autrement. Et si l'on remplace le juge X par le juge Y ou par le juge Z ce sera la même chose.
Au demeurant la problématique ne concerne pas que les magistrats. Les milliers de citoyens qui chaque année rejoignent les cours d'assises comme jurés y arrivent avec leurs opinions politiques. Certains sont adhérents de partis politiques, d'autres s'activent dans des syndicats, d'autres enfin sont très investis dans des associations militantes. Et, inéluctablement ces convictions politiques (au sens le plus large et le plus noble du terme) apparaissent en cours de délibéré pendant les débats puis au final dans le vote sur la peine en cas de déclaration de culpabilité. C'est notamment pour cela que dans un même dossier certains votent pour 17 ans de prison quand d'autres votent pour 9 ans de prison. Parce que du fait de leurs convictions politiques certains sont plus enclins à la sévérité, et d'autres plus enclins à la bienveillance.
Quelqu'un va-t-il proposer la suppression des jurés dans la cour d'assises parce que ces hommes et ces femmes arrivent avec leurs convictions politiques et que celles-ci sont l'un des éléments qui va les conduire à leur décision au moment du choix de la peine ?
Mais il y a pire. Il arrive que des juges soient choisis du fait de leurs convictions et engagement politiques. C'est le cas des conseils de prud'hommes. Cette juridiction, en sa forme ordinaire, est composées de deux salariés et de deux employeurs élus. Et la plupart du temps les candidats aux élections sont présentés par des organisations syndicales qui participent activement au débat politique. C'est pour cela que les observateurs voient dans les élections prud'homales un indicateur de la représentativité des syndicats dans les entreprises.
Faut-il supprimer les conseils de prud'hommes parce que les juges syndiqués qui les composent sont "politisés" ? Jusqu'à présent personne ne l'a suggéré.
Dans un nombre fréquent de cas, les décisions sont rendues par des formations collégiales de trois magistrats. Pendant les instructions judiciaires, souvent deux et parfois même trois juges d'instruction sont désignés dans un même dossier. A chaque fois qu'il y a pluralité de magistrats, pour que la décision soit exclusivement "politique", il faudrait que plusieurs juges d'une part acceptent de s'écarter des éléments du dossier pour privilégier leurs convictions politiques, et d'autre part que ces juges aient exactement les mêmes options politiques. Si ce n'est pas impossible, cela ne peut qu'être extrêmement rare.
A chaque étape d'une procédure judiciaire, la décision du (des) juge est encadrée par d'autres interventions. Au pénal il y a les réquisitions du procureur de la République. Et au civil comme au pénal, il y a toujours les voies de recours. A supposer donc que la lecture d'une décision démontre de façon flagrante que le juge n'a pas tenu compte des éléments du dossier mais a fait prévaloir de façon inacceptable ses convictions politiques, il suffirait de saisir la juridiction supérieure pour faire rapidement disparaître cette décision. Une décision manifestement aberrante n'a toujours qu'une très faible espérance de vie.
Un juge n'a pas vraiment d'intérêt à rendre une décision aberrante (au sens défini plus haut) fondée sur ses seules convictions politiques. Cette décision serait vite repérée par ses collègues et sa hiérarchie, les avocats, les medias, avec en conséquence un grand risque de discrédit.
Enfin, procéduralement, un justiciable peut toujours engager une procédure en récusation contre un magistrat.
L'article 669 du code de procédure pénale (texte ici) indique que : "La personne mise en examen, le prévenu, l'accusé et toute partie à l'instance qui veut récuser un juge d'instruction, un juge de police, un, plusieurs ou l'ensemble des juges du tribunal correctionnel, des conseillers de la cour d'appel ou de la cour d'assises doit, à peine de nullité, présenter requête au premier président de la cour d'appel."
Et l'article 668 du même code (texte ici) mentionne comme cas de récusation (parmi d'autres) : "S'il y a eu entre le juge (...) et une des parties toutes manifestations assez graves pour faire suspecter son impartialité."
Si donc dans un dossier il est considéré qu'un juge est partial, à cause notamment de ses convictions politiques prenant le pas sur une gestion objective et impartiale du dossier, ces dispositions permettent de le faire écarter très vite. C'est pourquoi il est étonnant, alors que la partialité d'un juge est parfois présentée dans les medias comme certaine, que cette procédure en récusation ne soit pas aussitôt utilisée.
Quoi qu'il en soit, et nous arrivons là à un autre point important, encore faudrait-il, pour que la question de la politisation exagérée d'un juge se pose, que soit produite une décision dont la lecture démontre de façon flagrante son caractère aberrant.
Mais vous aurez tous remarqué ceci : Alors que régulièrement et depuis très longtemps des magistrats sont mis en cause à travers leur prétendue partialité, jamais ceux qui les accusent de rendre des décisions "politisées" ne lisent devant les caméras de télévision des extraits de la motivation de la décision critiquée, et jamais ils n'expliquent quelles phrases, quels mots de cette motivation démontrent que le juge a privilégié ses convictions politiques aux éléments du dossier.
Est-ce parce qu'il est plus facile de crier à la partialité du juge que de la démontrer ?
En tous cas il faut bien admettre que la méthode utilisée est efficace. Le contrefeu en termes de politisation du juge permet, pendant un temps, de détourner l'attention du fond du dossier. Le temps pendant lequel on ne parle que des magistrats est autant de temps gagné pendant lequel on ne parle plus des faits qui font l'objet des enquêtes. Et il faut admettre que la méthode est efficace.
Au moins pendant un temps. Car les citoyens, dont l'intelligence est souvent sous estimée par ceux qui s'en prennent à la justice, ne sont pas toujours dupes très longtemps.
Alors que peuvent/doivent faire les magistrats injustement mis en cause quand tel est le cas ? Rien, ou pas grand chose.
Ce qui existe depuis la nuit des temps existera encore longtemps. Les décisions des juges dérangent toujours quelqu'un. Et l'on peut prédire sans grand risque d'erreur que nombreux à l'avenir seront encore ceux de tous bords qui, ne trouvant pas dans la décision elle-même les moyens de la critiquer, tenteront de détourner l'attention en s'en prenant aux magistrats.
Alors les juges doivent être aussi indifférents que possible. Et ne surtout pas tomber dans le piège qui leur est tendu.
Seuls les magistrats qui rendent des décisions réellement aberrantes, ce qui peut se produire, ont des raisons de s'inquiéter.
Les autres peuvent penser à autre chose et se consacrer à l'essentiel. A leur travail. Au service de leur concitoyens.
En ignorant la dérisoire clameur de la rue.