Chroniques tchadiennes (13... et fin)
Par Patrice de Charette
Chronique dernière, car la mission au Tchad a pris fin après quatre années. Les dernières semaines ont été marquées par des péripéties assez singulières concernant le ministre de la justice en fonction jusqu'à la fin décembre 2013, période à laquelle il a été évincé du gouvernement sans explication. Quelques semaines plus tard, le ministère dit de l'assainissement public et de la promotion de la bonne gouvernance, chargé de la lutte contre la corruption, a transmis au parquet un dossier faisant état de détournement de fonds publics par l'ancien ministre, accusé d'avoir conservé des fonds versés par la présidence de la République pour l'archivage de documents relatifs aux poursuites pénales contre l'ancien dictateur Hissène Habré.
L'ex-ministre sans vraiment contester les faits, pose essentiellement la question : pourquoi suis-je seul poursuivi ? Et de diffuser un enregistrement fait par lui sur son téléphone portable d'une conversation avec un conseiller à la présidence, ancien ministre de la sécurité publique, au cours de laquelle les deux intéressés conviennent de se partager l'argent. Explications confuses du conseiller, qui n'est pas autrement inquiété. Le détournement de fonds publics par un ministre en exercice relève de la compétence de la Haute cour de justice et suppose une mise en accusation par l'Assemblée nationale. On imagine que celle-ci ne fera pas de difficultés car l'ex-ministre a sérieusement indisposé les députés en faisant jeter en prison plusieurs d'entre eux en 2013 dans une obscure histoire de tentative de complot, sans obtenir ni même demander la levée de leur immunité parlementaire.
L'affaire reste en attente car l'Assemblée nationale n'est pas en session. Entre-temps, arrive une plainte d'un entrepreneur qui fait savoir que l'ancien ministre alors en fonction a exigé de lui le versement d'une somme d'argent importante en contrepartie de la signature d'un contrat avec le ministère de la justice. La pratique est courante au Tchad, au point de porter un nom : la règle des 10 %. L'extorsion de fonds n'entrant pas dans la liste des infractions relevant de la compétence de la Haute cour de justice, les juridictions de droit commun sont compétentes. L'ancien ministre est convoqué par la police judiciaire, mis en garde à vue puis déféré devant le procureur de la République qui le poursuit en flagrant délit et le place sous mandat de dépôt.
L'ancien garde des sceaux se retrouve donc dans la sinistre prison provisoire de N'Djamena, d'anciens locaux de gendarmerie dans lesquels 1000 détenus s'entassent à raison de 80 personnes dans 20 m². Son statut lui vaut la cellule dite VIP, un ancien bureau qui ne vaut guère mieux, mais dans lequel on est moins tassé. Peu de temps après, l'intéressé est condamné à un an d'emprisonnement avec sursis. Le journal annonce que ses avocats vont présenter une « demande de mise en liberté provisoire ».
Tout est dit ou presque dans cette affaire sur l'état de la justice et du droit au Tchad : la faveur du Prince qui fait et défait les destins, les détournements et extorsions de fonds, la pratique habituelle du maintien en détention de personnes condamnées avec sursis, qui devraient évidemment être libérées d'office le jour même. On en vient à s'interroger sur la pertinence des programmes d'appui à la justice mis en place par la Commission européenne dans des pays comme le Tchad.
Aider les pays pauvres à se développer est un devoir moral pour les pays riches. C’est aussi leur intérêt bien compris, puisqu’un pays qui se développe devient un gisement de clients. Les programmes d’assistance sont donc nombreux dans les secteurs des infrastructures, de l’éducation ou de la santé. L’appui à la bonne gouvernance, comme on dit, et au secteur justice paraît plus inattendu. Il repose sur un constat : si en cas de litige, la solution du procès résulte des instructions données par le gouvernement au tribunal ou de la grosseur de l’enveloppe remise au juge, les investisseurs ne viennent pas. L’on voit que la sécurité juridique est l’une des conditions du développement ; elle implique des lois bien faites et bien appliquées par des juges compétents, intègres et indépendants de l’exécutif. Fleurissent donc depuis plusieurs années de multiples programmes d’appui au secteur justice mis en place par la Commission européenne dans les pays en développement.
Le programme Tchad était d’une importance significative : 25 millions d’euros apportés par la Commission européenne, 10 millions par l’État tchadien pour la construction de tribunaux et de maisons d’arrêt, une assistance technique de 8 expatriés et 15 personnels locaux. Au terme du projet, les réalisations sont là : à titre d’exemple, création de la police technique, création et formation d’un corps d’agents pénitentiaires qui viendront se substituer aux gendarmes chargés de la gestion des établissements, important appui à la société civile pour des actions d’information juridique et d’assistance aux détenus, modernisation du droit avec 15 projets de codes et lois, dont les grands codes, nombreuses actions de formation, mise en place des statistiques judiciaires, etc.
Question : que va-t-il en rester ? Même dans le secteur législatif, pour lequel la pérennité est a priori assurée pendant une ou deux générations pour les projets de loi repris en compte par l’État, l’application effective sera ce qu’en feront les Tchadiens. Une réflexion faite par un officier de gendarmerie à notre expert policier n’est pas rassurante : ce dernier s’étonnait de voir un suspect gardé à vue pendant trois semaines, alors que la loi limite délai de garde à vue à 48 heures. Ah, mais ça c’est une loi de blancs, a répondu le gendarme, nous on fait ça à notre façon. On parlait pourtant du code tchadien en vigueur, adopté 17 ans après l’indépendance.
Plus généralement, cet appui au secteur justice s’inscrit dans un contexte national catastrophique. Depuis la prise du pouvoir par Idriss Déby à la fin des années 1990, le pays est dirigé par son ethnie qui représente 2 % de la population. L'élite au pouvoir détourne massivement les fonds publics au vu et au su de tous, sans même songer à s'en cacher. On voit fleurir le long des avenues de la capitale de gigantesques maisons avec colonnes grecques et chapiteaux corinthiens, que le propriétaire serait bien en peine d'édifier avec son seul salaire officiel. Les revenus du pétrole arrivent à la présidence où ils viennent alimenter une direction des grands travaux présidentiels, qui les gère à sa convenance, hors budget, dans l'opacité la plus complète.
J'ai raconté précédemment comment un journal local relatait, en toute ingénuité, qu'après un important remaniement ministériel, les parents et amis des ministres maintenus avaient fait la fête toute la nuit en chantant « nous restons dans le grenier » et que les parents et amis des nouveaux ministres avaient de même fait la fête en chantant cette fois « c'est à notre tour de manger ». J'ai aussi encore en mémoire un communiqué noblement indigné d'un syndicat du ministère des finances relevant que le directeur général des douanes, fils du chef de l'État, avait décidé d'ouvrir un compte dans une banque privée pour y déposer l'ensemble des recettes douanières, et rappelant que les règles de la comptabilité publique étaient gravement méconnues.
Les détournements de fonds opérés au grand jour par les dirigeants donnent des idées aux échelons inférieurs qui pratiquent assidûment la corruption du haut en bas de l'échelle, jusqu'au plus petit fonctionnaire ou à l'agent de la circulation.
Alors, oui, le Tchad a un taux de croissance à rendre malades les dirigeants occidentaux, de 5 % à 7 % selon les années. Certes, les étrangers peuvent venir y faire des affaires, ainsi qu'on le voit écrire dans de multiples articles en Europe qui présentent l'Afrique comme le nouvel eldorado. Ils y prospèreront, à la condition de préparer de copieuses enveloppes à distribuer de façon judicieuse et de violer leurs lois nationales interdisant la corruption de fonctionnaires étrangers, mais doivent savoir que leur argent, tout comme le taux de croissance du pays, ne profitera qu'à quelques-uns et laissera la population dans une misère effrayante.
Car, 50 ans après l'indépendance, le taux d'analphabétisme est de 80 %. Celui de la réussite au baccalauréat est de l'ordre de 7 %, étant précisé que le niveau du diplôme a peu de choses à voir avec celui des pays développés. À l'université, les étudiants font face à ce qu'ils nomment avec dérision l'année élastique : les enseignants, s'estimant mal payés, vont travailler dans les établissements privés et ne viennent que de loin en loin donner leurs cours ; il faut donc couramment deux ans ou trois ans pour passer les examens d'une année de licence. L'espérance de vie de l'homme tchadien atteint péniblement 50 ans. Le classement du Tchad par l'indice Doing Business de la Banque mondiale est sans appel : 189ème sur 189 pays.
La corruption généralisée n'épargne pas la justice. Le phénomène est par nature difficile à cerner, mais les États généraux de la justice tenus il y a quelques années ont fait sur ce point un constat sévère. De loin en loin, des affaires éclatent et donnent lieu à des procédures disciplinaires, mais jamais pénales. Il y a quelque temps, lorsqu'un procureur avait été suspendu pour avoir fait libérer des condamnés moyennant finances, la réaction de certains collègues avait été éclairante : ah oui, mais lui, il a exagéré.
La Constitution tchadienne met en place de façon classique une garantie d'indépendance des juges en prévoyant que ceux-ci sont inamovibles. Le statut de la magistrature vient réaffirmer qu'aucun juge ne peut recevoir une affectation nouvelle sans son consentement. La pratique est tout autre, puisque tous les juges sont mutés d'office sans avoir été candidats et sans même avoir accepté leur nouveau poste, à un rythme élevé au surplus, puisque les décrets d'affectation, comme on dit ici, interviennent souvent deux fois par an.
Les affectations s'accompagnent fréquemment de rétrogradation fonctionnelle : des présidents de cour d'appel redeviennent conseillers (juges) dans une autre cour ou dans la même (c’est ce qui vient d’arriver à une ancienne présidente de la cour d’appel de N’Djamena). On a vu il y a quelques mois un substitut de procureur général près la cour d'appel, précédemment président de tribunal, nommé tout à coup juge de base dans le tribunal de la même ville. Les affectations se décident au ministère de la justice et à la présidence, le Conseil supérieur de la magistrature n'étant réuni que pour la forme. On imagine le degré d’indépendance de juges susceptibles en permanence de faire l'objet d'une affectation autoritaire à l'autre bout du pays.
Ma conclusion personnelle est claire, je l’ai écrite de façon plus diplomatique mais sans ambiguïté dans mon rapport final d’activité : on ne vient pas appuyer l’État de droit dans un pays où il n’existe pas d’État de droit. Alors oui, poursuivons l’appui à la société civile, qui fait un travail de terrain exceptionnel pour la préservation des droits des plus démunis, continuons à rénover les établissements pénitentiaires car on est là dans l’humanitaire de base. Mais cessons de dépenser l’argent public dans la justice proprement dite, car on bâtit sur du sable.
On pourra reprendre le processus lorsque l’élite dirigeante aura cessé de mettre le pays en coupe réglée et lorsque la corruption aura été éradiquée. Certains pays africains y sont parvenus. Au Tchad, à vue de nez, on en reparlera peut-être dans quatre ou cinq générations.